On fait lèvres sup ?

On fait lèvres sup ? elle dit, et il se passe la seconde et demie.

La seconde et demie pendant laquelle tout est possible.

Dans le monde réel, je suis venue me faire épiler les sourcils, et On fait lèvres sup ? signifie est-ce que je vous passe la moustache à la cire aussi tant qu’à faire.

Le monde merveilleux de l’esthétique a ses petits noms, on dira qu’on fait le maillot et parfois le maillot intégral, interfessier inclus, on n’allait quand même pas dire raie des fesses, ce serait pourtant vraiment beaucoup plus rigolo parce qu’il y a fesse dedans mais non. Ici, on ne dit pas moustache non plus mais lèvre supérieure. Je ne sais pas qui bosse au wording, mais c’est de la belle ouvrage de litote, faire disparaitre la moustache dans la lèvre supérieure. Abracadra, sous vos yeux ébahis je vais transformer le Complexe de la pilosité féminine en petit lapin blanc !

Mais pendant la seconde et demie, j’entends On fait lèvres sup et je crois qu’elle me demande si je fais des études. Lèvre Sup comme il y a Maths Sup, comme si Parcours Sup proposait : BTS Marketing ou Lèvre Sup ?

Pendant la seconde et demie qui suit la question, Lèvre Sup existe, et le pire c’est que je risque de répondre oui à la question on fait lèvres sup ? par reflexe, par politesse. J’ai tendance à arrondir les angles quand je suis face à quelqu’un qui va m’étaler de la cire chaude sur le visage.

Pendant la seconde et demie où Lèvre Sup existe, je me demande ce qu’on y apprend en classe. L’art de la litote peut-être, ou celui du bâtonnet de cire chaude sous le pif, et uniquement sous le pif. À ne jamais dire Moustache sous peine de radiation du barreau de la litote, les prochains partiels porteront justement sur les risques encourus, revoyez bien le chapitre juridique d’ici mardi. Dans les couloirs de Lèvre Sup, il y a une machine à mauvais café qui fait parfois couler du potage tomate à la place du déca à cause d’une erreur de remplissage.

Pendant la seconde et demie, je me dis que peut-être la révolte gronde dans les couloirs de Lèvre Sup. La dernière Assemblée Générale s’est conclue sur la décision d’occuper les lieux en protestation contre la réforme des retraites. Alors, quitte à occuper, quitte à révolter, on parle, et on remet tout sur le tapis, tout et l’existence même de lèvre sup. 

Ça a commencé doucement, il y a eu une voix assise en tailleur qui a dit qu’on pourrait appeler un chat un chat et Lèvre-Sup Moustache. Non mais tu te vois dire à tes potes que tu es en deuxième année de Moustache ? Et puis de quoi ça aura l’air sur nos CV ! Alors que Lèvre Sup, ça claque ! Oui mais l’hypocrisie, a répliqué timidement la voix en tailleur ! Quelle hypocrisie ? Eh bien on fait croire aux femmes que leurs poils sont des erreurs, n’est-ce pas ? Oui, jusque-là, c’est le principe, mais je ne vois pas… Eh bien le maillot, le sillon interfessier, la lèvre sup, c’est une façon de dire il ne faut pas nommer ces poils pour ce qu’ils sont, et qu’une femme à moustache, c’est honteux. Et la honte, y’en a marre ! OUI, ET LE POTAGE TOMATE QUI COULE A LA PLACE DU DECA AUSSI ! C’est vrai mais c’est pas le sujet ! Moi je dis qu’on devrait carrément supprimer Lèvre sup, libérer la moustache ! REVOLUTION s’écrie la fille appuyée contre le mur de la salle de repos, celui avec la fresque où quelqu’un a dessiné une moustache à Adèle Haenel sans qu’on sache bien si c’est une blague ou une revendication politique mais plus ça va, plus je pencherais pour la revendication politique.

Pendant la seconde et demie où Lèvre Sup existe, je me demande ce qu’on fera des boutiques body minute après la révolution. Des endroits pour faire la sieste peut-être. On fera des pauses. Des pauses gratos, des pauses pour rien, avec du potage à la tomate même pas déshydraté-réhydraté : du vrai. On n’aura plus besoin de carburer au café, on pourra siffler des tomates, enfin en saison, l’hiver, ce sera potage de poireaux, ça ne fait pas rêver comme ça mais la Révolution coûte un peu mes petits chats, c’est comme ça, si la révolution doit passer par le poireau on s’y fera.

Pendant la seconde et demie je me dis des endroits pour faire la sieste, car le sommeil sera réhabilité, la moustache libérée. Ou des petits musées du patriarcat : « et ici, au siècle dernier, les femmes venaient se faire étaler de la cire chaude et arracher les poils parce que la Tradition disait que c’était le protocole. » Mais m’sieur pourquoi ?? « Ah ça… mystère et boule de gomme, mon petit Coquillette (oui en 2080, Coquillette sera le prénom le plus donné aux enfants) « … donc je reprends : vous voyez ici reconstituée une cabine, avec une table de soin sur laquelle la victime s’allongeait de son plein gré avant de payer son… » Mais m’sieur c’était PAYANT ?? « Eh oui… »

Pendant la seconde et demie, je souris sous mon masque à l’idée qu’un jour, enfin, un enfant s’étonne la mâchoire en disant Mais m’sieur c’était PAYANT ??

Et puis la seconde et demie est finie, je réalise que c’est peut-être le masque qui l’a induite en erreur, ah non non, je ne l’ai pas mis pour me cacher la moust…

OUPS

J’ai FAILLI le dire.

Je ne l’ai pas mis pour me cacher la LÈVRE SUP, bien sûr, je veux dire.

Non, juste les sourcils, merci.

Et vous, il se passe quoi dans vos secondes et demie ?

Je vous laisse réfléchir, moi j’y vais, faut que j’aille voir si vous avez commandé mon livre. QUOI ? Pas encore ?? Bon eh bien courrez, la campagne est prolongée jusqu’au 31 mars. (Et si vous placez le mot “potage tomate” en commentaire, je saurai que vous venez d’ici 👋.)

Par ailleurs, les touuuutes dernières dates dispos de mon spectacle pour la saison parisienne sont en vente ici, et j’aurai bientôt la joie de vous annoncer des dates de tournée dans la France mondiale du monde de toute la Terre. Mon dernier podcast est là.

 À tout bientôt.

Ou à dans une seconde et demie.

Bon appétit.

Klaire

NB : ce texte ne transpire pas trop la rage, car il a été écrit avant le passage en force de la réforme des retraites. Depuis, j’ai déposé un peu de colère dans la rue et par ici.